L’histoire se répète-t-elle ?

Auteur: Par Délia STEINBERG GUZMAN

libéré 16-05-2018

L'histoire se repète-t-elle

Cyclicité du temps historique

Nombreux ont été les historiens et les analystes de diverses disciplines — sans compter les milliers de personnes intéressées par le problème — qui se sont posés cette question. Il est évident qu’on ne peut répondre de manière simpliste et qu’opter pour le oui ou pour le non demande un minimum de considérations : celles que nous nous proposons justement de faire dans ces pages, en toute humilité.

Répondre que l’histoire se répète, sans plus, exige des preuves très concrètes dont nous ne disposons pas toujours, c’est-à-dire de faits qui soient le calque de certains autres. Se crée alors, du point de vue philosophique, le problème que plus il y a de répétitions, moins il y a de possibilités d’évoluer.
Quel rôle joue le libre arbitre des humains si tout, tôt ou tard, repasse par les mêmes chemins ? Aller à l’autre extrême et affirmer que l’histoire ne se répète pas exige non seulement des preuves de constante originalité mais encore dénote une mauvaise vision des choses pour n’avoir pas perçu des similitudes hautement significatives. Nous disons des faits similaires et non identiques, car ce qui est identique est un calque, comme nous l’avons écrit plus haut, tandis que la similitude permet des petites variations dans les nuances, (pour nous le plus intéressant).

Le plus probable est que l’histoire se répète à l’intérieur de certaines liimites, retournant à l’essence des faits plus qu’aux événements eux-mêmes. À cela nous devons ajouter, quoique dans une mesure minime, les expériences accumulées au cours du temps.

Depuis plus de trente ans, le professeur Georges Livraga, fondateur de Nouvelle Acropole, École de Philosophie en quête de la Sagesse, nous signalait l’apparition de nombreux traits historiques similaires à ceux vécus en Occident durant la période appelée Moyen Age, entre les années 500 à 1500 de notre ère approximativement. Son idée, qui semblait plutôt une prédiction qu’autre chose, retenait alors notre attention mais, à mesure que le temps s’écoulait, nous avons pu constater que la réalité médiévale s’ouvrait un passage. Un nouveau moyen âge prenait forme une nouvelle fois en Occident avec ses caractéristiques au début les plus dissolvantes, puis peu à peu avec d’autres conséquences favorables à la conscience humaine.

Quelles sont ces caractéristiques pernicieuses et dissolvantes auxquelles nous avons fait allusion ? Elles sont nombreuses et il suffit d’avoir connaissance de ce que nous offre la presse quotidienne pour les détecter.

Pour en citer quelques-unes, nous ferons mention des violents séparatismes qui affectent principalement l’Europe, l’Asie et l’Afrique ; les poussées raciales qui font s’affronter les ethnies les unes aux autres ; le désordre politique et le manque de leaders authentiques qui soient capables de tenir les rênes dans les situations difficiles ; les luttes religieuses ; les groupes de terroristes qui dévastent tant et tant de pays ; les fanatismes intransigeants ; la détérioration de l’économie, même celle des plus grandes puissances ; la chute des grandes idéologies, etc., etc. Chacun de ces arguments mériterait une analyse individuelle, quoique les exemples douloureux susceptibles de les appuyer ne manquent pas. L’ensemble de ces situations est très semblable à ce qu’a vécu l’Occident à partir du moment où l’Empire romain a cessé d’être une puissance unificatrice.

On parle couramment de la chute de l’Empire romain ; les barbares sont arrivés du Nord et de l’Est et il n’y eut ni forces ni cohésion pour arrêter cette invasion qui était restée une simple menace durant des siècles.
Quelque chose s’est passé à l’intérieur de l’Empire et quelque chose s’est passé à l’extérieur ; à la rupture intérieure, s’est joint l’assaut extérieur qui ne rencontra pas d’obstacles sur son chemin. Et nous ne parlons pas seulement d’obstacle matériel.

L’Empire éclata en multiples parties et, durant le Moyen Age, il fut très difficile de mettre d’accord les petits fiefs, les innombrables rois, roitelets et nobles, sauf en cas d’alliances momentanées et sporadiques ; les religions n’étaient plus capables de respect mutuel ; les routes se virent dominées par les brigands ; chacun dut apprendre à veiller sur lui-même jusqu’à ce qu’apparaissent de nouvelles structures d’ordre et de pouvoir.
Alors, en toute logique, le Moyen Age prit fin et le chemin de l’histoire s’orienta dans d’autres directions. C’est ce que nous appelons aujourd’hui la Renaissance bien que les hommes d’alors n’eussent peut-être pas pu dénommer ainsi la nouvelle étape qu’ils étaient en train de vivre.

Il y eut différents « moyens-âges » dans l’histoire, en Occident et en Orient, au Nord et au Sud (laissons de côté les dénominations qui peuvent paraître plus ou moins péjoratives selon qui les utilise et comment on les utilise), si on entend par moyens âges quelques périodes très particulières durant lesquelles toutes les structures reconnues se lézardent et ne se soutiennent plus. Les systèmes font faillite et chacun est conscient des faillites, car chacun les vit dans sa propre chair. Les gouvernements sont impuissants à arrêter les critiques et les révoltes. Les grands personnages sont grands aujourd’hui pour subir demain, sans recours, les railleries du discrédit. Les religions ne répondent plus aux besoins de l’homme et cherchent d’autres expressions, pas toujours religieuses et dictées bien plus par l’urgence de survivre que par le commandement de l’esprit.
La trahison est monnaie courante et tout s’achète et se vend, y compris et sans se cacher les vies humaines. On tue ceux qui dérangent et on réduit au silence les peuples qui protestent.

Triomphent les barbares, ceux qui ont la cruauté comme drapeau et ceux qui connaissent mieux le pillage que les civilisations établies, ceux qui ne croient plus qu’en leurs propres forces et dans le nombre de leurs partisans.
Sans avoir l’intention de présenter un panorama déprimant et négatif, quelque chose de très semblable est en train de nous arriver à l’heure actuelle. Et, comme dans toute chute, l’accélération est très grande, si grande qu’on ne peut pratiquement pas remarquer la rapidité avec laquelle des faits d’importance capitale se succèdent.

Il y a deux siècles, la Révolution française a dû s’ouvrir un passage dans le feu et le sang pour implanter les idées d’égalité, de liberté et de fraternité. Aujourd’hui de ces idées restent les mots, tout juste des noms vides qui, tout à la m0de qu’ils soient, ne parviennent pas à couvrir la triste vérité de l’absence de ces valeurs. Nous retournons à l’utopie d’une égalité que personne n’accepte en fait, à une fraternité qui est une guerre fratricide, et à une liberté qui ne l’est que pour ceux qui dictent les lois.

Dans les deux dernières décennies, notre siècle a vu se précipiter des événements qui auraient fait rire nos ancêtres ; et cependant la réalité a surpassé le manque d’imagination de nos ancêtres. Notre siècle a commencé avec une grande révolution ; le peuple russe fut son témoin et son support ; notre siècle se termine avec une autre grande révolution qui se situe dans les mêmes territoires. Au milieu de notre siècle eurent lieu d’autres événements sanglants ; la seconde guerre mondiale en vint à modifier toute la structure de l’Europe Centrale, fauchant des vies en échange de nouvelles frontières et, dans le même scénario, des milliers d’hommes connaissent la mort aujourd’hui pour récupérer des frontières qui semblaient oubliées.

Voir les choses comme elles sont ne veut pas dire être pessimiste. Et il est difficile de ne pas voir le moyen-âge qui nous envahit.
Nous sommes de nouveau en guerre : en guerres, en guérillas, en affrontements, en accords pour cesser le combat qui ne se réalisent pas, en haines accumulées, en fractions qui se fractionnent, en familles qui ne se reconnaissent pas entre elles et en amis contraints à lutter dans des camps opposés. Les bandits pullulent sur les routes et dans les villes et aujourd’hui celui qui possède un bien est plus coupable que le voleur, parce que c’est lui qui incite l’autre au délit.

Les grandes idéologies politiques qui nous avaient soutenus durant tant d’années ne sont plus des idéologies aujourd’hui. Elles ont échoué pour une raison ou une autre et il n’en reste plus que des dépouilles dénaturées qui ne satisfont personne et ne jouissent pas de la confiance de ceux qui disaient les soutenir.
Qu’en est-il du communisme ? Qu’en est-il du capitalisme ? Le communisme, autrefois triomphant fait aujourd’hui figure d’accusé dans les quelques pays qui l’acceptent encore. Le capitalisme mendie la permission de vivre sous forme de bureaucraties administratives ; le meilleur gouvernement est celui qui détient le plus de richesses.

Le discrédit ronge de la même façon les idées et les hommes et c’est précisément le discrédit des hommes qu’on utilise pour faire s’écrouler les projets politiques, aujourd’hui où tout est scandales personnels, histoires de jupons, corruption, subornation, accords cachés et trahisons découvertes. Comment les barbares n’arriveraient-ils pas dans ces conditions ? Et qui ou avec quoi va-t-on arrêter les barbares ?

Il arrive la même chose avec le concept de barbare qu’avec celui de moyen âge : il renferme une signification péjorative qui fait oublier le véritable sens de l’expression. Pour la mentalité actuelle, les barbares qui ont dévasté l’Empire romain ont été les « méchants » du film ; mais ils n’étaient rien d’autre que des peuples pauvres et guerriers qui, un beau jour, profitèrent d’une lézarde évidente pour s’approprier des terres riches et prometteuses ; il est clair qu’ils ne surent pas profiter de ces terres, ni ne purent maintenir la prospérité que Rome avait atteinte ; mais ils avaient faim et voulaient des territoires pour survivre, et s’étendre par la suite.

Les nouvelles invasions ont déjà commencé et, comme toujours, ce sont les peuples les moins favorisés qui vont avancer vers les pays plus riches, vers les villes au niveau de vie élevé, vers les campagnes fertiles. En Europe, les invasions viennent de l’Est après la chute du « mur de Berlin » et du communisme soviétique ; du Sud, de l’Afrique appauvrie et saignée à blanc, de l’Ouest où les pays hispano-américains ont l’œil sur le vieux continent, en quête de moyens de vie qu’ils ne peuvent obtenir dans le nouveau continent, celui des grandes promesses et des grands plans. À son tour, l’Amérique du Nord vit une importante récession économique ; elle a besoin de l’aide des Japonais industrieux et habiles, et ne sait que faire en ce qui concerne les invasions qui lui arrivent du Sud, les gens cherchant à échapper à la misère, aux guérillas ou aux tyrans de toutes les couleurs.

À ce niveau, il est très difficile de maintenir l’apparence d’ordre et de concertation, malgré de nombreuses conventions, rencontres, délibérations et congrès qui ont lieu pour rechercher une paix que, dans le fond, personne ne veut ni n’est disposé à accepter. Ce que tous veulent, qu’ils le disent ou non, est survivre et si pour cela il faut écraser les autres, ils le feront, ouvertement ou sous cape.
Mais la chose ne se termine pas là. Une fois les systèmes politiques détruits, avec leur structures sociales et économiques, ce sont les religions qui lèvent la bannière et prétendent établir de nouvelles théocraties, ces théocraties que l’on croyait désormais remisées dans la malle aux souvenirs les plus vieux et les plus démodés. Il ne s’agit pas de théocratie dans le sens de l’ancienne Égypte, de Sumer, de l’Empire inca ou de beaucoup d’autres, aux idées morales et spirituelles affirmées.

Non, ce sont les fanatiques, les intransigeants, les racistes, les fondamentalistes qui élèvent la voix et appellent à une guerre bien facile à gagner puisqu’il n’y a pas d’ennemis en face. Encore une fois, c’est le nom de Dieu qui sépare les hommes, alors que c’est lui qui devrait les unir ; encore une fois, c’est Dieu qui reçoit une infinité de noms opposés, qui est revêtu de costumes différents et qui vient au secours de ses peuples de prédilection, au détriment des autres peuples sans Dieu …

Mais il n’y a rien de nouveau sous le soleil. L’histoire se répète puisqu’il y a des siècles, c’était aussi la religion qui avait maintenu la cohérence au sein d’un monde chancelant. Il est difficile de concevoir que des religions qui se font face sur le pied de guerre puissent porter remède à l’avance destructrice de ces premières étapes du Moyen-Âge.
Et cependant parmi tant de barbarie, il y a un soupçon de lumière.

Il y a plus de mille ans, alors que tout paraissait plongé dans les ténèbres, le séparatisme et la solitude, le féodalisme et les remparts de protection obligèrent les hommes à porter à nouveau le regard sur eux-mêmes, non seulement pour sauvegarder leurs vies physiques, mais encore pour s’interroger sur le sens de la vie. À cause du sens de la vie, les chrétiens ont été reprendre le Saint Sépulcre ; à cause du sens de la vie, les vieilles religions américaines ont livré passage à d’autres peuples et à d’autres clés parce que leurs livres sacrés avaient déjà prédit la destruction de leurs civilisations ; à cause du sens de la vie, les musulmans compilèrent les enseignements des philosophes grecs et romains et développèrent les sciences et les arts. En cherchant le sens de la vie, l’homme recommença à croire en Dieu, bien qu’il lui ait donné des noms différents et ait cru être le dépositaire de l’unique vérité révélée. En cherchant le sens de la vie, on a érigé de nouveaux temples une fois détruits tous ceux qui avaient existé auparavant … mais ils furent construits.

Aujourd’hui nous sommes dans l’œil de la tourmente et nous ne pouvons voir avec clarté ; les faits se succèdent les uns aux autres sans nous laisser le temps de réfléchir ni de chercher le sens de la vie. Mais les religions avec leur folie et leurs fanatismes, encore malades du vieux monde, recommencent à faire entendre leur voix. Il est probable que le nouveau moyen âge permettra à l’homme de retrouver ses racines et l’aidera à sauter les barrières de la haine pour retrouver le chemin qui mène à son propre cœur. En trouvant le cœur, il est facile de trouver l’esprit ; et en trouvant l’esprit, on commence à avoir Dieu, avec ou sans noms, mais Dieu enfin, principe et but intelligent de tout cet étrange giroscope dans lequel nous vivons.

L’histoire se répète-t-elle ? Oui, quoi qu’on ne s’en rende pas compte ; si on s’en rendait compte, on pourrait éviter des souffrances inutiles et progresser d’un tour de plus dans la spirale du Destin, avec moins de brutalité, moins d’obscurité, moins de sacrifices stériles, sans savoir qui on est, d’où l’on vient, ni vers quoi l’on va.

Traduit de l’espagnol par Nicole Levy

Paru dans la revue de Nouvelle Acropole N° 129 – janvier fevrier 1993

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