Qui ne rêve d’immortalité ?

Auteur: Délia STEINBERG GUZMAN

libéré 20-01-2018

Cette peur de la mort et ce désir avide d’une vie éternelle est une affaire très ancienne

Gilgamesh

Tous nous rêvons d’immortalité, comme si nous savions, d’instinct, que rien de moins ne peut nous satisfaire. Mais nous la confondons avec une vie sans fin qui ne saurait être qu’une source de nouvelles souffrances. C’est ailleurs que l’éternité nous invite et nous attend.

Entre nous, qui n’a pas peur de la mort ? Les personnes les plus cultivées, les plus spirituelles et les plus croyantes, celles qui pratiquent la philosophie et cherchent les clés ésotériques des lois de la vie, ces personnes elles-mêmes éprouvent un respect mêlé de crainte devant la mort, devant cette fin de cycle qui implique pour le moins un changement important, une autre étape, ignorée ou oubliée de notre conscience immergée dans les expériences que lui procure le corps.

La mort contre la vie éternelle

Si cela était en notre pouvoir, nous éviterions la mort et l’échangerions avec empressement contre une vie éternelle que nous doterions des caractéristiques indispensables pour qu’elle vaille la peine d’être vécue. Si nous pouvions vivre éternellement (pour toujours incarnés dans un corps), nous éliminerions évidemment la vieillesse. À quoi bon vivre s’il faut supporter les infirmités et la perte des facultés que l’âge nous impose ? Nous éliminerions les maladies, les chagrins, les déceptions, les guerres et les crimes, le découragement, l’infidélité, le mensonge… tant de choses… En un mot, nous éliminerions la douleur qui nous rend malheureux et nous rechercherions une vie sans fin où les plaisirs et les satisfactions de toutes sortes seraient également sans fin, chacun selon sa nature.

La quête de l’immortalité de Gilgamesh

Cette peur de la mort et ce désir avide d’une vie éternelle est une affaire très ancienne. À l’aube des civilisations que reconnaît notre histoire chronologique, chez les Sumériens qui vécurent sur la côte du golfe persique, aujourd’hui si détériorée, existait un héros mythique — mythique ? — nommé Gilgamesh. Il devint un héros précisément parce qu’il dépassa le stade humain en triomphant de la mort. Gilgamesh obtint des dieux qu’ils lui accordent l’immortalité. Dans son euphorie, peut-être ou parce que les lois ne permirent pas qu’il en soit autrement, il n’en vint pas à demander aux dieux que la vie éternelle s’accompagne d’une éternelle félicité. Dès lors commença pour Gilgamesh — et nous ne savons pas s’il est terminé — un long pèlerinage à travers le temps qui lui valut les plus incroyables souffrances : il vit mourir les êtres qui lui étaient chers, détruire des villes et des civilisations, disparaître tout ce qu’il aimait, alors que lui-même demeurait inchangé, la conscience lourde de tant d’expériences impossibles à oublier. J’imagine qu’au bout de peu d’années Gilgamesh aura désiré mourir pour se reposer, pour ne plus penser pendant un temps, pour jouir de ce long sommeil réparateur qui permet d’ordonner les expériences, pour échapper à la souffrance de sa solitude, pour accompagner les êtres et les choses qu’il chérissait particulièrement.

Je suppose qu’en chacun de nous sommeille un Gilgamesh : un être anxieux de vivre sans que plane au-dessus de lui l’ombre effrayante de la mort, un être qui a l’intuition de l’éternité mais qui ne peut l’imaginer autrement que liée à l’existence physique. En chacun de nous aussi habite cette angoisse qui caractérise le Gilgamesh éternel, gêné par la vie plutôt que par la peur de la mort.

La mort d’êtres chers nous rend orphelins

Quotidiennement, j’envisage les avantages qu’il y a à vivre sans fin dans la mesure où cela permet de continuer à agir et à réaliser des rêves. Mais, quotidiennement, la vie « m’enlève » quelque chose de cher et je me demande jusqu’à quel point il serait supportable de s’apercevoir que, peu à peu, nous restons orphelins de tout ce qui représente un modèle, un archétype, un plaisir artistique, une satisfaction morale. Qui d’entre nous n’a pas un personnage de prédilection, un penseur, un artiste, un poète, un maître qu’il ne voudrait perdre pour rien au monde ? Et cependant, ils nous quittent… aujourd’hui l’un, demain l’autre… ils s’éloignent de ce théâtre d’événements et s’en vont à travers les régions inconnues de l’au-delà.

Pour moi dont le bonheur, durant tant d’années, a tenu au clavier noir et blanc d’un piano, je souffre de voir tous les musiciens qui s’en vont… sans m’en demander la permission, sans même m’avertir ! Je souffre de penser qu’il n’y aura plus ni disques, ni cassettes, ni instruments par l’intermédiaire desquels ils continuent à exercer leur art. Je souffre de savoir que ces danseuses bien aimées lancent tout à coup leurs pas agiles bien au-delà de ce que mes yeux peuvent percevoir. Et je me sens seule, bien qu’il y en ait de nouveaux, meilleurs encore.

Rendre éternel ce qui nous entoure

Aussi je comprends Gilgamesh. Non, il n’est pas bon de vivre éternellement, ici-bas du moins et dans ces circonstances. Il est bon de vivre éternellement si nous savons nous emplir d’idées qui perdurent sans pâtir des atteintes du temps, si nous pouvons hausser jusqu’à cette éternité ce que nous aimons le plus : un paysage immuable, une musique qui retentit sans qu’il soit besoin de câbles ni d’appareils, des êtres humains avec lesquels partager les choses importantes et, alors oui, vivre d’idées et de sentiments déliés de toute autre nécessité, de toute autre douleur physique qui amoindrisse le plaisir spirituel.

Il est probable que les mythes ne sont pas aussi fictifs et irréels qu’on nous l’enseigne communément. Il est probable que les mythes recèlent des trésors insoupçonnés de sagesse si nous nous donnons la peine d’en extraire la signification profonde. Il est probable que, tous, nous participons du mythe et que chacun de nous le vive à sa mesure et à sa façon. Il est probable qu’en chacun de nous sommeille un héros qui attend de surmonter ses épreuves finales, une fois goûtée la douleur, une fois ressentie la jouissance que procure la compréhension des lois vitales, mort et vie, faces indissociables d’une même pièce de monnaie.

Entre nous, autant que nous nous y efforcions, nous ne pourrions pas faire mieux : celui qui a conçu le monde et ses événements en savait bien plus que nous et connaissait parfaitement le pourquoi de chacune des situations auxquelles nous devons nous confronter pour croître. Quel malheur d’être éternels comme Gilgamesh pour regretter ensuite la mort !

Quel malheur d’être éternels et de ne pas s’en rendre compte !

N.D.L.R. : Le chapeau et les intertitres ont été rajoutés par la rédaction

Article paru dans la revue N° 122 (novembre-decembre 1991)

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