Il ne suffit pas de voir pour comprendre

Auteur: Délia STEINBERG GUZMAN

libéré 02-11-2020

Il ne suffit pas de voir pour comprendre !Rien ne paraît plus naturel à l’homme que la nature. Non pas naturel au sens philosophique de la question, tout répondant à un plan ordonné de l’évolution et de la loi divine. Naturel au sens humain, c’est-à-dire que tout est au service de l’homme. Tout existe simplement pour son profit, ou pour qu’il en tire profit.
Tous les règnes inférieurs à l’humain qui partagent la vie avec lui, dans le cadre de la même nature, sont à sa disposition. Les pierres peuvent être utilisées sans plus ; les plantes sont bonnes à manger ou pour fabriquer des choses ; les animaux se mangent – naturellement – ou servent à de multiples travaux. La terre est là pour faire germer les semences que nous mettons en elle, ou pour nous procurer ses trésors cachés le plus rapidement et le plus facilement possible. J’ai aussi entendu dire que les étoiles, dans le ciel, sont des luminaires que Dieu a placés là pour guider l’homme dans ses déplacements nocturnes ; si c’est de la poésie, rien de plus beau. Mais si c’est de l’utilitarisme – ce dont j’ai grand-peur – nous nous trouvons devant le fait que les étoiles n’ont pas d’autre solution que de briller et d’éclairer parce que les hommes – L’HOMME, l’être le plus « parfait » de la création – a du mal à voir la nuit…
Envisagé sous cet angle, voilà comment nous devenons captifs du jeu de Maya et comment, loin d’apprendre du livre ouvert que représente la nature, nous abîmons ses feuilles intérieures et ses pages de couverture sans la moindre piété et – c’est maintenant évident – sans aucun réel bénéfice.

La nature est la scène naturelle sur laquelle nous pouvons réaliser les expériences propres au moment actuel. Nous, êtres humains, ne sommes pas seuls, au sein de ce monde, à vivre, expérimenter et s’exprimer : les pierres également, autre échelon parmi ceux, nombreux, qui constituent la grande échelle de l’évolution. Et qui sait s’il n’y a pas dans la nature d’autres êtres, supérieurs à l’homme, et que notre vue ne parvient pas à percevoir ? Si nous pouvons voir tant de choses, pourquoi ne pourrions-nous justement pas voir ce qui nous est supérieur ?
Mais la matière adopte de multiples formes – presque infinies – de concrétisation. Certaines sont manifestes et visibles, d’autres le sont moins et passent inaperçues à nos yeux. Lorsque la lumière du soleil inonde le ciel et nous aveugle, dirions-nous que les étoiles n’existent pas ? Lorsque la nuit couvre les alentours d’une obscurité tranquille et que brillent les étoiles, dirions-nous que les couleurs n’existent pas ? Il est des moments où certaines choses se voient et d’autres pas. Il est des moments où certaines choses se manifestent et d’autres non. Mais toutes vivent. Cela dépend du moment, certes, et de notre capacité d’observation, de compréhension et même d’évolution.

Il ne suffit pas de voir pour comprendre. Le manque d’entendement et de sagesse réduit considérablement la vision. Aux yeux de celui pour qui la vie n’est qu’une question de subsistance matérielle, la nature est un élément muet. Aux yeux de celui pour qui l’éveil intérieur a commencé à se manifester, la nature – nous l’avons dit précédemment comme tant d’autres avant nous – est un livre ouvert qui offre une quantité incalculable de connaissances. Une feuille d’arbre vue avec indifférence ne dit rien, mais apprend beaucoup si on la regarde attentivement : apparaissent alors mille et un détails intelligents qui nous indiquent clairement le style de vie de cette feuille. La couleur, la forme, la taille, les nervures, sa façon de recevoir l’air et le soleil, sont autant d’aspects vitaux et indicateurs de l’intelligence qui régit sa vitalité.
C’est ainsi qu’il est probable que nous, les humains, aveuglés par Maya, ne voyons pas des formes de vie supérieures à la nôtre, simplement parce que nous regardons la nature avec l’indifférence de l’ignorant. Il suffit de secouer un peu sa léthargie pour comprendre.
De même que dans la pierre se pressent le mouvement futur de l’arbre, de même que dans les plantes se pressent la future sensibilité de l’animal ; de même que dans l’animal se pressent la future intelligence de l’homme, de même dans l’homme se pressent la future sagesse spirituelle de celui qui est au-delà de l’homme. Il suffit de secouer un peu l’assoupissement pour que l’avenir vibre en nous. Il suffit d’entrouvrir les yeux pour s’apercevoir que l’homme, accablé de tant et tant d’imperfections, ne peut être le modèle ultime et achevé de la nature. Il suffit de le vouloir pour comprendre que, si à l’intérieur de nous-mêmes, nous pouvons entrevoir des bribes du futur, ce futur peut exister déjà concrétisé quelque part, dans quelque dimension, dans quelque clé de notre nature même qui, pour l’instant, nous échappe.

Le ciel et la terre sont le cadre de la nature. Au milieu, les formes de vie infinies qui s’expriment. Du ciel, elles tirent la force cosmique du mystère sidéral, le mystère du futur. Sur terre, elles enfoncent leurs racines dans l’autre mystère, passé, de la concrétisation de la matière. Toutes les formes de vie ont – au dire de Platon – un peu de l’un et de l’autre, un peu de matière et un peu d’esprit, et nous portons sur nos épaules le drame que représente l’accès au juste équilibre entre l’une et l’autre parties.
Toutes les formes de vie, y compris nous-mêmes, les hommes, avons un père et une mère. La mère est la terre, horizontale, généreuse et pourvoyeuse de nourriture, capable de nous héberger et de se sacrifier en silence pour satisfaire nos besoins. Le père est le ciel, vertical, celui qui nous appelle vers le haut, nous obligeant à lever les yeux, celui qui ne nous abrite pas mais exige de nous le sacrifice, celui qui ne nous accorde pas de facilités mais promet de salutaires difficultés. « Per aspera ad astra » : « À travers les difficultés, jusqu’aux étoiles ».

Tout dans la nature vibre et chante. Rien n’est immobile. Tout se dirige quelque part, tout accomplit son propre destin.
C’est pourquoi Pythagore parlait de « la musique des sphères », du mouvement des astres et de la symphonie que détermine la révolution de leurs corps célestes.
Notre nature terrestre aussi vibre et chante. En elle aussi des sons particuliers constituent le rythme de son propre mouvement. Avez-vous jamais observé un silence absolu, n’entendant que le murmure de la nature ? Pas celui de la nature telle que la conçoivent les humains, pas le bruit des grandes villes, ni celui des machines. Avez-vous jamais entendu le son naturel du vent, du feuillage des arbres, des vagues de la mer, des milliers de petits animaux qui pullulent autour de nous, presque sans que nous nous en rendions compte ?
Ceux qui savent disent que notre nature, notre terre, chante la note que nous appelons FA… Notre échelle musicale est basée sur sept notes : do, ré, mi, fa, sol, la et si. Sept notes qui correspondent à sept couleurs. La nôtre, celle de notre nature, celle que nous parvenons à percevoir, est la note médiane, la même que celle de l’homme crucifié dans l’espace, avec trois notes au-dessous et trois notes au-dessus, avec une partie du chemin parcouru et une autre à parcourir. Le mélange de l’un et de l’autre. Voilà la nature. Il suffit de nous libérer un peu de notre assoupissement pour l’entendre chanter. Elle est vivante ; elle est notre source de vie matérielle ; c’est en elle que se protège Maya, qui joue avec elle et avec nous. Rien de plus naturel.

Texte tiré des Jeux de Maya, Sous le voile des apparences, Délia STEINBERG GUZMAN

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