L’art : quand la sagesse devient beauté

Auteur: Par Délia STEINBERG GUZMAN

libéré 05-03-2020

L'homme créateur du beau

L’homme est une source de créativité et de beauté par nature !

« L’art ne doit pas être seulement l’expression de l’homme dans un état déterminé de conscience, il doit être la captation d’un mystère cosmique et d’un mystère humain. » Jorge A. Livraga (conférence, 1975)

La dualité art/artiste a la même portée que d’autres, similaires, par exemple lorsqu’on se réfère à un idéal et aux idéalistes, à la justice et aux juristes, à la science et aux scientifiques, et ainsi dans bien d’autres domaines encore.
Un idéal est tel grâce aux idéalistes et malgré eux, mais il continue à l’être même s’il n’y avait pas d’idéalistes pour le vivre et le transmettre. Les bons idéalistes le grandissent ; les maladroits le ridiculisent, mais l’idéal est un archétype fixe qui demeure comme un but pour tous ceux qui peuvent dépasser les ténèbres personnelles et celles de l’environnement.

L’art, en tant qu’expression de la beauté et reflet du beau, est une réalité en soi, même s’il n’y a aucun artiste pour le capter et le rendre visible dans notre monde.
C’est à l’artiste d’atteindre à la hauteur de l’art, et de ne pas se contenter d’appeler « art » une quelconque activité ou prétendue création.

De nos jours, l’art est sujet à des interprétations variées qui sont d’autant plus subjectives qu’elles s’efforcent de ne pas l’être. Une bonne partie des auteurs caractérisent l’art par deux facteurs : la création et le désintéressement. Par création ils entendent la faculté de produire des choses nouvelles ; et par désintéressement, « l’art pour l’art en soi », en dehors d’autres intérêts et assujettissements. Mais peut-on parler de véritable création de « quelque chose de nouveau sous le soleil ? » Peut-on concevoir un art absolument libre, sans aucune relation avec des principes et des fins ?

Cela nous conduit à un autre écueil : quelle est la finalité de l’art ? De nouveau nous sommes confrontés à des tentatives de réponses qui nous laissent insatisfaits : l’art est une imitation, un mimétisme, un type particulier de sensation ou d’expression, un souvenir, un mode de perfectionnement moral… Et autour de ces présupposés, continuent à se nouer des polémiques de plus en plus nombreuses.

A notre avis, l’actuelle confusion des idées, qui affecte les principes, les moyens et les fins, provient du besoin – qui est en réalité de la peur – de contenter les uns et les autres, de ne donner raison ni aux uns ni aux autres, du refus d’accepter le passé et de penser à l’avenir, et du besoin de rêver d’un présent toujours en mouvement qui jamais ne va jusqu’au bout de l’expérience (solera), jusqu’à la saveur de la connaissance profonde.
Sans doute, tout artiste tente-t-il d’exprimer quelque chose, tout philosophe tente-t-il d’expliquer quelque chose, et même dans la perplexité apparaissent des ombres de vérité. Mais toute expression ou explication ne peuvent être appelées art ou philosophie.

L’art

Analysons quelques-uns de ces points.

• L’art est création : s’il ne l’est pas au sens absolu du mot, il l’est dans le plan de l’intuition-imagination dans lequel l’Homme perçoit les archétypes, les idées originelles, et recrée mille et une fois avec elles les systèmes d’harmonie de l’univers.
• L’art est imitation, que ce soit de la nature vivante, que ce soit des idées qui ne sont pas manifestées dans notre entourage mais que l’intuition peut appréhender. Cette imitation n’enlève pas sa valeur à l’art mais l’accroît, d’autant plus qu’elle imite mieux les archétypes et s’en rapproche davantage ; de l’imitation on passe alors à l’expérience indiscutable de la Réalité.• L’art est souvenir, parce que l’âme, selon Platon, a des réminiscences de sa condition divine, et bien qu’elles ne soient ni claires ni précises, elles sont suffisamment puissantes pour susciter une bonne partie de nos images et de nos actes.
• L’art est expression, mais pas de n’importe quelle sensation, impulsion ou sentiment désordonné ; il ne peut être le moyen d’échapper aux états d’âmes du prétendu artiste. Bien plutôt, il doit exprimer le meilleur de l’Homme et le meilleur de ce que l’Homme reçoit de l’univers dans lequel il est intégré. Les sensations, les sentiments, les idées, les intuitions, devraient être affinés, et considérés comme des étapes nécessaires pour comprendre toujours mieux les grands mystères de l’âme et du monde. Le désarroi, le vide, le dégoût et l’horreur ne sont pas des archétypes : ils sont le produit de l’absence d’archétypes et tant que c’est cela qui est exprimé, il n’y a ni art ni artiste.
• L’art est catharsis, bien que des auteurs comme Hegel n’aiment pas attribuer à l’art la perfection morale comme finalité, on pourrait bien considérer cette perfection comme un effet propre et naturel, sans qu’il soit pour autant la finalité. Les Grecs voyaient déjà là une inappréciable source de purification, justement à cause du contact entre l’Homme et les idées archétypales. Ce contact nettoie l’âme de ses scories et lui confère l’éternelle jeunesse, puisqu’il accroît l’imagination et la garde toujours éveillée, toujours active, toujours à la recherche de quelque chose de supérieur à ce qu’on a déjà obtenu.
• L’art est évolution, dans la mesure où il ne se contente pas d’imiter le quotidien, mais où il aspire à se mettre en accord avec les lois universelles. En dépit de certains, comme Hegel, qui accordent plus de beauté à la création de l’artiste qu’à la nature elle-même (se pourrait-il que Dieu ne soit pas un artiste ?), nous préférons cette autre recommandation initiatique de la Voix du Silence : « Aide la nature et travaille avec elle, et la nature te considérera comme l’un de ses créateurs et te prêtera obéissance. Et elle ouvrira devant toi… les portails des chambres secrètes… Elle ne montre ses trésors qu’à l’œil de l’Esprit… » (1)

L’artiste

En ce qui concerne l’artiste, nous commencerons par indiquer certaines caractéristiques, sans cependant les restreindre à des définitions dogmatiques qui amoindriraient la condition artistique. L’artiste est celui qui donne le jour à l’œuvre d’art à travers son imagination. Pour cela il lui faut donc :
– un mental actif, capable de capter, de reproduire et de transformer les idées en images esthétiques ;
– une imagination disciplinée et créatrice, totalement étrangère au désordre de la fantaisie, liée par contre à l’intuition ;
– de l’inspiration ou pouvoir intuitif de l’imagination. On a beaucoup parlé du caractère soudain de l’inspiration, sans réussir à préciser ce qui la provoque. Mais une imagination puissante et assidue au travail est une voie sûre de contact avec les idées, autrement dit d’inspiration ;
– du talent et du génie. Bien qu’ils ne soient pas identiques, l’un et l’autre sont nécessaires et se complètent. Le talent est en relation avec la capacité personnelle d’expression et de travail artistique. Le génie est au contact avec l’inspiration. « Le talent sans génie ne dépasse pas l’habileté. »

L’artiste doit être un véritable « officiant », un interprète de la nature, un médiateur habile entre les idées parfaites et les hommes. Telle est sa mission : éveiller l’âme de ses observateurs et pas seulement leur admiration.

Esthétique et éthique

En prenant en compte cette faculté de transmutation de l’art et des artistes, on est conduit à valoriser un autre aspect qui lui est intimement lié : l’esthétique de pair avec l’éthique.
Nous avons dit que l’art remplit une fonction purificatrice, de transformation morale : en ce sens, l’esthétique promeut l’éthique, de la même manière que l’éthique profonde et atemporelle ravive le concept de Beauté.
Les concepts éthiques sont inséparables des concepts esthétiques lorsque l’art est véritablement art et lorsqu’il contient un message authentique. Et il ne s’agit pas d’une éthique superficielle et changeante comme les modes, ou en accord avec certains peuples ou d’autres ; c’est l’ensemble de valeurs inaltérables qui ont touché l’âme de tous les Hommes en tous temps.

Tout ce qu’est l’artiste reste d’une certaine manière reflété dans son œuvre, car bien que son intuition agisse comme un médium et puisse entrer en contact direct avec ses principes inspirateurs, la personnalité « humaine » colorera en partie l’expression concrète de cette intuition. Lorsque son caractère est grossier, son art – si on peut l’appeler ainsi – sera également grossier et vulgaire, » bien que les hommes de sa génération, imbus des mêmes idées, ne s’en aperçoivent pas sur le moment. Là réside le secret du métaphysique incarné dans le physique : l’éthique et l’esthétique reflétées dans l’art, à travers l’artiste.
Ils n’étaient pas éloignés de ces idées ceux qui ont consacré à l’art des paroles comme celles que nous allons reproduire. Sans épuiser le sujet ni les auteurs, elles constituent un témoignage important de ce que nous prétendons mettre en évidence.

« L’art traite fondamentalement des choses réelles et éternelles, non de celles qui sont temporelles et illusoires” (Jinarajadasa). »
« L’art est l’âme détachée du fait » (Carlyle).

Selon ce qui précède, l’art ne se tarit pas dans l’esprit qui connaît les faits, mais il requiert l’action intuitive pour accéder à « l’âme des faits ». L’art, donc, dans n’importe laquelle de ses branches, nous conduit à l’essence éternelle des choses.
C’est ce qui a fait dire à Schiller que l’art est « ce qui restitue à l’homme sa dignité perdue », et affirmer à Wagner que c’est « l’impulsion la plus puissante de la vie humaine ». C’est Wagner qui a rêvé un art total, un ensemble suffisamment vaste pour allier en même temps la magie et la science et pour accomplir une mission transformatrice et rénovatrice dans l’Homme. Ce fut Wagner qui, avec une force intuitive et une colossale inspiration, composa son « credo », faisant de l’art une religion, une éthique et une esthétique métaphysique. Ses paroles sont plus qu’assez éloquentes pour clore ce travail.

« Je crois en Dieu le Père, en Mozart et en Beethoven, comme en leurs disciples et en leurs apôtres. Je crois en l’Esprit Saint et dans la vérité de l’art, un et indivisible. Je crois que cet art procède de Dieu et vit dans le cœur de tous les Hommes illuminés par le ciel. Je crois que celui qui a goûté une seule fois à ces sublimes douceurs, s’y convertit et ne sera jamais un renégat. Je crois que tous peuvent atteindre la félicité grâce à lui. Je crois que lors du jugement dernier seront ignominieusement condamnés tous ceux qui sur cette terre ont osé faire du commerce avec cet art sublime, qu’ils ont déshonoré par leur méchanceté de cœur et une grossière sensualité. Je crois, au contraire, que ses fidèles disciples seront glorifiés en une essence céleste, radieuse, doté de l’éclat de tous les soleils, au milieu des parfums et des accords les plus parfaits, et qu’ils seront réunis pour toute l’éternité dans la divine source de toute harmonie. Dieu veuille qu’une telle grâce me soit accordée ! Amen. »

Traduit de l’espagnol par Marie-Françoise Touret

Bibliographie

Platon : Phèdre ; République ; Phédon
Mario Roso de Luna : Wagner mythologue et occultiste
Jorge A. Livraga : Notes de sociopolitique
W. Charlton : Introduction à l’esthétique
Hegel : Du beau et de ses formes
Jinarajadasa ; L’art et les émotions
R. Bayer : Histoire de l’esthétique

(1) Recueil d’anciens textes tibétains publié au XIXe siècle par Héléna P. Blavatsky

Paru dans la revue N° 155 (Février 1988)

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