Nous avons recueilli la vieille sentence selon laquelle une des étymologies de « éduquer » soit educere, extraire de l’intérieur de l’homme la riche somme d’expérience qu’il a accumulée à travers les temps ; et une fois extraite, la mettre en pratique pour mieux vivre.
Nous voulons tous vivre, mais il faut aussi savoir vivre. Un homme éduqué – bien éduqué – vit dans sa globalité, dans son pôle inférieur de la matière et dans celui, supérieur, de l’esprit. Un homme peu éduqué, ou sans rien à extraire, vit à moitié, de préférence là où le poids le contraint à tomber : dans le monde physique.
Maya a une conception très particulière de la vie : elle sait que la vie est en tout et qu’il y a des plans subtils où les corps ne sont pas nécessaires… Mais on l’a chargée de les voiler pour les corps, de les voiler pour le monde matériel et c’est ce qu’elle fait consciencieusement. Elle a ainsi habitué les hommes à ne se préoccuper que de la vie de la matière dense, et à éduquer, en conséquence, cette matière.
Échappons un instant au jeu de Maya, et examinons la façon dont on éduque un enfant. Rien n’est de trop pour lui apprendre à manger, à s’habiller, à se laver, à manier les outils qui sont à sa portée ; on se soucie de sa croissance, de sa santé, de sa beauté, des plaisirs qu’il peut obtenir… mais toujours de l’extérieur, du dehors, toujours dans le sens de la satisfaction du corps. Du reste de l’homme on ne sait rien, et si on pressent quelque chose, on essaie de l’ignorer comme si cela n’existait pas.
Il y a plus : pris dans ce jeu, il y a des parents qui, sachant qu’ils pourraient éduquer leurs enfants autrement qu’en surface, ne le font pas, par crainte. Ils craignent que leurs enfants soient « différents », que, s’ils vivent pour leur monde intérieur, ils n’en viennent à souffrir devant l’indifférence ou l’incompréhension des autres. Et ils privent leurs enfants d’un trésor sans prix qui, certainement, pourrait les rendre différents, mais aussi meilleurs.
Si éduquer vient de educere, et que educere signifie permettre à ce qui est sous-jacent dans les profondeurs de sortir, il est évident que, pour pouvoir éduquer, nous devons accepter qu’il existe à l’intérieur de l’homme quelque chose de plus que ses organes vitaux en fonctionnement. Ce « quelque chose » est comme la moelle qui définit l’être humain : c’est son vieux Moi, celui qui vient en ramenant avec lui des mondes et des résonances temporelles, celui qui – même sans mémoire apparente – a recueilli des fruits sur tous les chemins de la terre. Et ce « quelque chose » d’intérieur tient sa connaissance de son grand âge, de tout ce qu’il a vécu et de tout ce qu’il a accumulé durant le temps vécu. Voilà ce qui se manifeste lorsqu’on éduque.
Pour pouvoir éduquer comme il convient, il y a des méthodes. Il faut connaître des secrets, comme celui qui sait casser une noix pour en extraire la pulpe, comme celui qui pèle une pomme de terre pour en manger l’intérieur, ou qui ôte la coquille d’un œuf pour profiter de son jaune. Bien que nous ayons appris à peler des pommes de terre, à écaler des œufs ou des noix, les méthodes pour recueillir le fruit intérieur de l’homme nous font défaut. Nous travaillons avec les êtres humains comme si nous ne nous consacrions qu’à lustrer des noix, des pommes de terre ou des œufs, en ignorant complètement ce qui se cache sous l’enveloppe. Néanmoins, le cœur en sait plus que la peau et l’âme en sait plus que le corps…
Pourquoi les méthodes pour éduquer nous font-elles défaut ? Parce qu’aveuglés par le jeu de Maya, nous avons détruit la meilleure partie de l’homme. Parce que personne ne s’occupe ni de sa psyché ni de son mental ni de son esprit, et qu’on ne peut ainsi malheureusement recueillir d’expériences en ce sens, des expériences qui deviendraient transmissibles aux autres.
L’homme qui travaille le bois revient chaque jour avec soin sur les succès obtenus et se garde de marcher sur le sentier de l’erreur ; il connaît les veines du matériau avec lequel il travaille, et s’il avait un apprenti à ses côtés, il pourrait lui apprendre tout ce qu’il a recueilli dans son expérience constante. Mais si l’homme ne travaille pas son bois intérieur, que peut-il observer ? que peut-il recueillir ? que peut-il transmettre ?
Et lorsque l’homme ne travaille pas son bois intérieur, s’il ne connaît pas cette zone de son être, même si le plus grand Maître venait lui expliquer les mystères de l’éducation, il ne pourrait les appliquer… il ne comprendrait rien… il ne croirait à rien de ce qu’il entendrait…
Sans hommes dotés de vie intérieure, il ne peut y avoir d’éducation qui éveille la vie intérieure chez les autres.
Aujourd’hui les parents peuvent donner la vie physique mais il est rare qu’ils puissent donner naissance à l’être intérieur. Aujourd’hui, les maîtres peuvent dresser, enseigner à exécuter efficacement des tâches déterminées, ils ne peuvent éduquer.
Indubitablement, Maya préfère des hommes sans éducation ; elle préfère ces simples petits animaux qui ne savent que subsister et travailler pour rendre un culte au dieu qu’elle sert : la matière. Maya joue avec les hommes, dressés comme dans un cirque : elle a besoin de ceux qui manient parfaitement leurs corps mais ne veulent pas savoir ce qui les manie ; ils ont les yeux bandés, signe que, moins ils voient, moins ils risquent leurs structures physiques, portés par un automatisme ancestral qui meut les choses sans savoir ce qu’est le mouvement.
Y aura-t-il un jour un Prométhée qui, prenant pitié de la misère humaine, apportera de la lumière à ce monde ? Maya elle-même prendra-t-elle un jour une torche et laissera-t-elle les hommes voir, enfin, le sens de sa danse rythmique ?
S’il en était ainsi, si un jour une partie du voile s’écartait, il y aurait un homme éduqué, et avec lui apparaîtrait une nouvelle chaîne dont les maillons n’échapperaient pas au jeu mais apprendraient à voir leurs jeux de l’intérieur.
Texte extrait des Jeux de Maya de Délia STEINBERG GUZMAN
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