Les hommes ont peur des hommes

Auteur: Par Délia STEINBERG GUZMAN

libéré 05-11-2018

Violence dans la rue

La peur n’est pas une émotion nouvelle ni propre à notre temps. Chaque moment de l’Histoire, depuis les plus reculés que nous puissions connaître, a connu la peur, sous une forme ou sous une autre. Il y a toujours eu des éléments qui ont effrayé l’humanité, selon les formes de civilisation qu’elle développait.

On a l’habitude de voir comment les livres tentent de nous expliquer la crainte révérentielle des hommes primitifs envers les forces de la Nature, au point d’en arriver à les diviniser, de façon que les prières prononcées sur la terre nous rendent propices ces énergies inconnues.

Comment arrêter ce qui nous surpasse ?

Bien que nous ne soyons pas d’accord avec cette présentation simpliste des cultes archaïques, nous croyons cependant que des phénomènes incontrôlables ou imprévisibles ont pu semer la panique chez ceux que se sentaient sans défense devant eux. Est-ce que par hasard les grandes tempêtes ne nous terrorisent plus, les mers qui dévastent des terres, les volcans qui crachent du feu et de la lave ardente, les vents déchaînés, sans parler des éclipses ou des tremblements de terre, qu’on pronostique pourtant ? La peur, dans ces cas, provient des faibles forces sur lesquelles nous pouvons compter pour arrêter ces puissances qui nous surpassent et nous sont nuisibles.

L’idée de l’infini nous saisit aussi, ce ciel qui jamais ne finit bien que nous essayions de lui mettre des limites, la mort inconnue et ce qu’il en sera de nous au-delà de la vie.
Nous craignons les maladies, la douleur physique, la souffrance psychologique sous tous ses aspects, les doutes déchirants, les choses que nous ne comprenons pas bien qu’on nous les présente sous des formes logiques. La vieillesse nous est pénible et l’extrême jeunesse également a ses problèmes d’insécurité devant une vie qui nous promet tout un chemin à parcourir bien que ne soient pas toujours clairs les moyens à mettre en Œuvre pour le faire.

Les hommes ont peur des hommes

Sans risque d’erreur, en bien des occasions les hommes ont eu peur d’autres hommes.
Il a toujours existé des criminels, des brigands et des violeurs, des sadiques et des fous qui ont fait trembler les gens du fait de leurs méchancetés. Il y a eu la peur due à l’omnipotence des puissants sans scrupules, aux tyrans qui ont asservi des peuples entiers, à ceux qui partaient en guerre en quête de butin et non d’honneur ou pour défendre une idée.
L’Histoire a connu la panique née de l’impuissance devant la violence instaurée comme loi. Il y a eu de tout et nous croyions avoir épuisé les possibilités.

Une nouvelle ère de violence

Mais nous sommes en train de vivre une nouvelle ère d’horreur.
Aujourd’hui tous les hommes ont peur de tous les hommes. Je sais que cette expression est trop catégorique et que, logiquement, il y en a qui ne ressentent pas cette peur et qu’il y en a qui ne la provoquent non plus.

Mais ce qui alarme est une situation généralisée de violence et de cruauté dans tous les coins du monde. Si, auparavant, on pouvait parler d’un peuple plus terrible qu’un autre, aujourd’hui tout se mêle et l’infortune se déploie à l’envi sur toute la planète.

Les guerres ont toujours existé et ont toujours entraîné morts et souffrances.
Mais les guerres actuelles sont plus sales que jamais ; ce ne sont pas des affrontements mais des formules de torture généralisée dans lesquelles n’interviennent pas seulement les combattants mais toutes les populations.

Je ne sais si les atrocités de maintenant sont supérieures à celles d’avant, ou si la différence vient de ce que maintenant elles se font connaître à travers les moyens de communication en quelques heures ; mais dans un cas comme dans l’autre, quelle que soit la raison véritable, ce qui est certain est que la peur est le pain quotidien. Il apparaît impossible de faire confiance à des gens qui, brusquement, sous couvert d’une situation de guerre, se transforment en sauvages, abusant des conditions déjà terribles jusqu’à en faire un cauchemar.

Il y a toujours eu des criminels. Mais aujourd’hui tout crime comporte son additif de torture. C’est comme si tuer sans plus n’avait plus le moindre « charme », comme si les instincts d’agressivité imposaient toujours plus de cruauté pour se sentir assouvis, si tant est qu’ils arrivent à être assouvis…

La violence n’épargne personne

Il y a toujours eu des voleurs, des violeurs, des détraqués, mais à ce qui a toujours existé s’ajoute maintenant une indescriptible quote-part d’impiété et d’insensibilité. Il en coûte par moments de penser que ce sont des êtres humains qui commettent de tels délits, non que l’être humain soit incapable de délits, mais à cause du manque de scrupules avec lequel ils sont perpétrés.
Et à mesure qu’avance notre époque, ces symptômes de cruauté apparaissent chez des gens toujours plus jeunes, des adolescents et des enfants …

Personne n’échappe à cette masse de méchanceté qui revêt le caractère d’une épidémie.
Comme dans toute épidémie, certains sont affectés et d’autres sont encore indemnes. Indemnes de quoi ? Ils ne sont pas indemnes de l’agression ni du délit, mais en tout cas de la nécessité d’agir de cette même manière inhumaine. Mais ceux qu’épargnent la maladie souffrent en contrepartie d’une peur paralysante, d’une impuissance glaciale à réagir, car ils ne rencontrent chez personne aucun appui. Se défendre ? Comment ? De quoi ?

Qu’est-ce qui s’est déchaîné pour que les hommes aient plus peur des hommes que de toute autre chose ?
Peut-être pourrions-nous nous poser la question autrement : qu’est-ce qui est mort chez les hommes pour qu’ils semblent des cadavres sans but, mais actifs et malfaisants ?

Disparition de la limite entre le possible et l’impossible

À l’apogée de nos cultures – ou de leur décadence ? – dans lesquelles tout est permis au nom d’une fausse liberté, disparaissent les limites entre le possible et l’impossible, non pas tant en ce qui concerne l’action qu’en ce qui concerne l’action contenue dans le cadre de la nature humaine. Les lois morales n’existent pas et celles qui subsistent sont des parodies désuètes de réglementations inutilisables dans le moment actuel.

L’éducation est un sous-produit de la robotisation des moyens de vie et des coutumes ; elle ne transforme pas l’individu mais lui apporte quelques éléments nécessaires à la subsistance.
Les expériences religieuses et mystiques restent confinées à quelques groupes et sous-groupes sectaires qui n’offrent pas non plus à l’âme ce que l’âme demande ; évidemment, si « l’âme » est une expression des cellules cérébrales, pourquoi lui offrir autre chose que des vitamines, des boissons alcoolisées et des drogues ?

L’esprit humain ne n’exprime plus

Nous croyons que ce qui est en train de mourir est l’opportunité de s’exprimer pour l’esprit humain. L’esprit ne disparaît pas ; il s’assoupit tout au plus, il se cache ou s’enkyste, et, à cause de cela, ne s’exprime plus, surtout quand il ne rencontre ni canal ni formules pour le faire.
Restent les corps pleins d’idées et de sentiments confus, restent les robots qui s’inclinent aujourd’hui devant un maître et demain devant un autre, toujours à la recherche de la nouveauté qui remplace la faim d’éternité.

Voilà pourquoi nous éprouvons de la peur. Voilà pourquoi les hommes craignent les hommes. la tempête se déchaîne. Nous éprouvons la panique animale de celui qui sait qu’il va perdre quelque chose d’important, le plus important. Nous éprouvons l’horreur du vide des hommes sans esprit. Nous éprouvons la peur. Nous avons appris à ne voir que des formes et nous ne savons pas distinguer des hommes dotés d’une âme d’hommes-machines.

Attention à l’épidémie ! Soyons en état d’alerte pour détecter le plus petit symptôme du mal, parce qu’à nous, qui aimons et recherchons la vérité, il est échu de vivre parmi les malades sans nous rendre malades, de supporter la crainte sans craindre, de soigner ceux qui souffrent et de remplacer peu à peu la peur par l’amour. Peu importe le temps que cela nous prend et les échecs que nous pourrions en principe rencontrer : ce qui importe est de commencer avant que la contamination ne soit totale et que nous ayons perdu une opportunité historique qui a été beaucoup plus signalée qu’il n’y paraît.

N.D.L.R. Les intertitres ont été rajoutés par la rédaction

Revue de Nouvelle Acropole n° 132 – Juillet-aout 1993

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