Le monde a faim

Auteur: Par Délia STEINBERG GUZMAN

libéré 24-01-2020

La faim est vitale sur tous les plans de notre personnalité

Le monde a faim de tout …

Les médias nous ont habitués aux images les plus macabres montrant l’état de carence totale dans lequel se trouvent une multitude d’êtres humains. La faim, dans sa férocité, dépasse de beaucoup les plus cruelles maladies et, pas plus que pour ces maladies incurables, on ne trouve de remède rapide et efficace pour l’enrayer.

Mais nous croyons que la chose va bien plus loin et que non seulement la faim s’empare des corps, mais qu’elle commence à ronger peu à peu ce qu’il y a précisément d’humain en l’homme. C’est pourquoi nous allons essayer de la définir afin d’identifier les domaines dans lesquels la misère se fait sentir avec le plus d’acuité.

La faim physique

Nombreux sont ceux qui n’ont pas de quoi manger, des millions. Rien qu’en Afrique, selon les statistiques, plus de trente millions de personnes sont mortes de faim au cours des quatre dernières années…

On pourrait croire que la faim frappe ceux qui vivent sur des terres pauvres, désertiques, et c’est en partie vrai. Mais ceux qui ont des terres fertiles à leur disposition meurent également d’inanition, n’ayant pas les moyens ou la capacité de les exploiter. De nos jours, on peut mourir bien sûr dans l’étendue des zones stériles mais aussi au cœur de régions fertiles que les populations ne savent ou ne peuvent mettre en valeur.

La faim physique est régie par tout un ensemble d’intérêts, certes dissimulés mais bien réels, qui favorisent le développement de certaines régions de la planète au détriment des autres. Les régions les plus favorisées ne peuvent pas pour autant agir librement afin de produire ce qui manque aux autres : la production est limitée par les marchés internationaux, ces nouvelles entéléchies (1) qui régissent nos destinées en fixant un prix aux choses et en tirant d’invisibles fils pour que ces prix ne tombent jamais. Trop d’aliments ne parviennent nulle part, soit parce qu’on ne s’y intéresse pas, soit parce que les véhicules pour les acheminer font défaut, soit encore parce que leur distribution pourrait provoquer émeutes et tueries parmi les affamés ; il est alors préférable de les détruire ou de les jeter à la mer. Trop de dons se perdent au cours d’infinies formalités administratives et ne parviennent finalement jamais entre les mains des nécessiteux. Une nouvelle « industrie » de la bienfaisance est née – ceci dit sans rejeter quelques nobles exceptions – qui ne parvient pas non plus à assouvir la faim.

Restent les idéalistes, ces fous de l’âme qui luttent courageusement pour aider les pauvres, les malades, les miséreux, et qui paient généralement de leur vie leur intention altruiste, intention qui meurt avec eux car aucune forme d’organisation n’existe qui soit capable de canaliser intelligemment leurs efforts. Peut-être parce qu’ils n’étaient pas cotés en bourse ?

Au même moment, une autre part de l’humanité souffre volontairement de la faim pour se conformer à la mode des silhouettes élancées ; ce sont des gens qui ne savent pas s’alimenter correctement malgré tout leur argent, ou qui sont contraints à des repas d’affaires, ou encore qui apaisent leurs angoisses par un appétit compulsif. C’est là une atteinte à la santé, mais l’autre faim, celle de la misère réelle, est une atteinte à la vie.

A chaque instant, notre conscience est interpellée par de sinistres photos – malheureusement authentiques – d’enfants squelettiques, de mères décharnées incapables de nourrir leur bébé, d’hommes incapables de tenir debout et encore moins d’accomplir un quelconque travail physique. Ces images nous parviennent de pays aujourd’hui considérés comme dignement indépendants, vestiges d’anciennes et ô combien détestables colonies. Qui continue à les dominer dans l’ombre, les laissant se battre entre eux dans des luttes tribales, ethniques, religieuses ?

La faim d’énergie

Il ne s’agit nullement ici de vampires qui sucent le sang des gens et les vident de leur énergie. Il est d’autres façons de laisser les gens épuisés.

L’argent est une forme d’énergie ; celle-ci résulte du travail de millions de personnes qui utilisent une infime partie de cet argent et le peu de choses qu’il leur permet d’acquérir. Il existe une « machinerie » qui absorbe le travail et l’argent et, par conséquent, l’énergie humaine, créant cette autre espèce de faim.

Des groupes très puissants – dont nous ne savons pratiquement rien – brassent l’argent. Des impôts très élevés accablent ceux qui travaillent, sans que les résultats de l’imposition soient toujours évidents pour ceux qui en sont frappés.

L’énergie humaine est pauvre, bien pauvre. De nouveaux esclaves sont apparus, si toutefois ils avaient jamais cessé d’exister. Ceux-là sont contraints de travailler un nombre d’heures toujours croissant pour un même gain, voire un gain inférieur, à peine suffisant pour couvrir leurs besoins ; leurs maîtres ne se montrent pas mais ne sont pas pour autant moins cruels que ceux des romans que l’on trouve encore dans les kiosques et les librairies. Les nouveaux esclaves sont des jeunes, sans expérience, ou des moins jeunes qui mendient du travail parce qu’il n’y a pas de place pour eux, sauf au prix d’une exploitation bien dissimulée ; ce sont ceux qui doivent supporter tous les types d’humiliations pour se maintenir à un poste qui leur permette de gagner leur vie ou de conserver un statut social si indispensable pour se sentir exister selon les règles de la société.

Il y a aussi les autres esclaves, ceux de toujours, les êtres humains qui se vendent et qui s’achètent, passant par les mains de différents maîtres, ceux qui, trompés par des paradis artificiels, se retrouvent enchaînés dans des marécages immondes au cœur des capitales les plus sophistiquées du monde. Leur vie est pire que celle d’animaux et on les tue sans pitié quand ils ne servent plus à rien.

L’air est énergie et nous avons faim d’air pur. Nous respirons de plus en plus de saletés et nous gâchons joyeusement l’atmosphère, soit pour l’appât du gain, soit parce que l’exigent les essais physiques, chimiques ou atomiques qui déboucheront, en toute logique, sur plus d’argent.

Il existe un réel fléau de faim énergétique, qu’il s’en prenne à l’air que nous respirons ou à l’argent que nous gagnons, qui se traduit en lassitude, en découragement, en fatigue de se traîner quotidiennement au milieu de la misère ambiante ou d’être en proie au spectre de la misère à venir.

La faim sentimentale

Il y a longtemps que les sentiments – du moins dans les pays les plus « civilisés » – ont été remplacés par les instincts. Les instincts n’étant pas la nourriture appropriée pour le psychisme, l’homme meurt de faim sur ce plan également.

Tout le monde rêve d’aimer et d’être aimé, même ceux qui le contestent ; ils le contestent par douleur ou désespoir, et non parce qu’ils dénient ce sentiment vital et indispensable. Mais tout le monde rêve d’un amour qui dure plus de quelques jours, d’un amour qui ne s’évanouisse pas après la fête, les vacances, un verre d’alcool ou les chimères de la drogue.

Malheureusement, peu nombreux sont ceux qui arrivent à vivre des sentiments sérieux et puissants comme l’amour, comme la vibration qu’engendrent la beauté, la bonté ou la justice. La grande majorité des gens déambulent dans la vie comme des mendiants affamés, habilement déguisés pour faire croire à une richesse de sentiments qu’ils ne possèdent pas et ne savent comment éprouver.

La faim sentimentale se nomme solitude. Non pas la solitude physique, mais cette autre, intérieure, qui fait mourir l’homme de soif parce qu’il ne sait pas où se trouve la source où il pourrait se désaltérer. Combien combien y a-t-il d’êtres seuls en ce monde ?

Dans le même temps, le marché international, accapareur de tout, nous vend mille simulacres et illusions de compagnie qui, une fois dissipés, nous laissent encore plus seuls, plus humiliés, plus frustrés et plus anesthésiés pour sortir de cette misère. Mais, comment en sortir si nous n’arrivons ni à la voir, ni à l’entendre ? On la sent, parfois on l’accepte, d’autres fois on la nie, mais on ne sait ni d’où elle vient ni comment la combattre.

La faim intellectuelle

Dans ce domaine également les bons aliments font défaut. Il y a longtemps que les idées n’existent plus, les idées pures, saines, éternelles, dédiées au développement de l’esprit. Non ; le marché n’offre que des plans et des projets, des raisonnements vulgaires et bon marché et des amusements pour débiles mentaux.

Il existe des exceptions, nous le savons bien, mais si peu…

La littérature doit s’abreuver à la fange pour être dans le ton ; la poésie doit éliminer la rime et le rythme pour être libre, le théâtre doit exposer les misères de la vie, la folie ou le rire facile qui ne résoud rien ; le cinéma se complaît dans des images qui nous désemparent sans nous donner de réponses ; le peintre barbouille et le sculpteur outrage nos critères esthétiques déjà dégradés. La philosophie disparaît des programmes d’étude et l’histoire est arrivée à son terme…

Alors, qui pense à quoi ? La faim dont nous souffrons est mentale, rationnelle, morale, spirituelle, plus qu’intellectuelle. La fameuse différence entre l’homme et l’animal – la capacité de raisonner ? – s’observe de moins en moins ; au contraire, ce sont les animaux qu’on prend comme exemple de la fidélité, de l’habilité, de l’aptitude à survivre et du plein accord avec la nature.

Si nous pensions réellement, nous n’endurerions pas une telle faim.

Nous croyons vraiment qu’il y a des moments difficiles dans l’histoire de l’humanité, que nous avons causé des dommages à notre planète Terre et que nous ne devons pas nous étonner de la réaction négative que nous rencontrons ; à savoir que les récoltes ne sont pas toujours bonnes, que l’eau manque bien souvent, qu’il pleut trop peu et que les séismes nous secouent sans pitié. Mais l’homme, chaque fois qu’il s’en est sorti, a commencé par penser. Il est sorti des cavernes en pensant et a construit les cités en pensant. Il est devenu adulte en pensant et s’est rapproché des dieux par l’esprit et l’intuition. Il a trouvé ses meilleurs sentiments et les a exprimés en pensant. C’est en pensant qu’il a récupéré de l’énergie quand il s’est senti opprimé, et en pensant qu’il a su semer et récolter les fruits du sol.

Si le monde a faim c’est parce qu’il est endormi. Personne ne peut produire ou manger tant qu’il dort. Il nous revient d’ouvrir les yeux, là, en haut, où se trouve notre tête, d’ouvrir notre cœur et nos mains et l’abondance viendra comme toujours, de l’intérieur vers l’extérieur et d’en haut vers le bas. Penser, sentir et agir pour que disparaisse la faim.

(1) Entéléchie : principe métaphysique qui détermine un être à une existence définie.

Traduit de l’espagnol par Nicole Letellier

Parus dans la revue Acropolis N° 146 (avril 1996)

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