Depuis longtemps, de nombreux auteurs — historiens, humanistes, philosophes, scientifiques, religieux et prédicateurs, ou simplement apocalyptiques — vont annonçant un nouveau moyen-âge pour la civilisation occidentale. Chacun, de son point de vue, présente un ensemble d’arguments valables qui répondent à ce que nous vivons au quotidien. Et il est certain que chacun, selon son optique, développe une argumentation de poids.
De nos jours, parler d’un moyen-âge n’implique pas nécessairement qu’on se réfère à ce qu’a connu le monde méditerranéen occidental pendant quelques mille ans, du IVe-Ve au XIV-XVe siècle. Un regard sur l’Histoire, à travers toute l’étendue peuplée de notre planète, nous oblige à reconnaître que tous les peuples ont traversé des périodes d’expansion et d’autres de décadence. Si nous appelons moyen-âges ces périodes de décadence, nous nous rendons compte que cette dénomination, que nous pensions spécifique à une période de l’Histoire européenne, s’applique en réalité à un fait historique général.
En tant qu’Occidentaux immergés dans un style de civilisation — puisqu’il faut lui donner un nom — qui a joui des bienfaits d’une renaissance culturelle et du développement scientifique et technique des derniers siècles, il nous est impossible de voir le monde autrement qu’à travers notre perspective particulière, à travers ce qui nous est arrivé. Nous affirmons donc que le moyen-âge a déjà ouvert ses portes.
La décadence de nos systèmes, dans tous les domaines, est devenue palpable. Il y en a qui ferment les yeux et continuent à s’accrocher au rêve du progrès linéaire et infini, mais cette incapacité à voir et à juger est un autre des symptômes de la décadence. Sans tomber non plus dans un pessimisme apathique qui consiste à laisser les choses advenir, le phénomène qui nous frappe vaut la peine d’être analysé.
Loin des experts qui consacrent des dizaines de pages à chacun des symptômes médiévaux et à chacune des conséquences à en attendre, nous préférons ébaucher quelques lignes et laisser au lecteur le soin pénétrer par lui-même dans ce labyrinthe historique où nous nous mouvons.
Nous croyons, à coup sûr, que la dimension du temps renferme plus de secrets que nous ne le pensons, que le temps n’est pas si simple qu’on puisse le représenter au moyen d’une courbe ascendante ininterrompue, ou d’une ligne droite en direction du futur, sans oscillations. Nous penchons pour la théorie des cycles temporels, pour une spirale évolutive, ascendante certes, mais à travers de nombreuses boucles qui donnent la sensation, par moments, d’être toujours au même endroit. Cependant, à sa manière, le temps court et nous démontre qu’i1 est impossible de le retenir, tout comme il le serait de prétendre retenir le cours d’une rivière ou les vagues de la mer avec nos mains. Il y a eu des époques glorieuses qui, pourtant, ont perdu force et éclat au point de disparaître. Il y a eu des moments terribles qui ont pu être dépassés en dépit de difficultés apparemment insurmontables.
Lorsque les moyen-âges se manifestent, ils le font à travers des crises évidentes. Les valeurs communément acceptées font défaut et cette rupture fait que les différents domaines de la vie restent « vides » ; en attente de nouvelles valeurs susceptibles de les remplacer. Tant que le remplacement s’effectue, la crise — le changement ou la transition — dure, crise qui peut se prolonger un nombre d’années ou de siècles plus ou moins important, selon les circonstances. Entre-temps, la civilisation décadente va cahin-caha, par à-coups aveugles, tentant de remplir les vides rapidement et mal, avec des éléments instables qui ne tiennent qu’à grand peine et amplifient la sensation de chute.
Sans suivre un ordre particulier, nous mentionnerons ces symptômes « médiévaux » qui mettent en évidence, par contre coup, la disparition de la scène d’un certain nombre de valeurs.
– Sur le plan politique, l’impuissance des systèmes, quels qu’ils soient, est devenue manifeste. L’Occident a vécu sous le syndrome de deux blocs opposés durant un grand nombre d’années ; une fois disparue la confrontation entre le communisme et le capitalisme, il est resté un vide inexplicable. Théoriquement. Tout devrait aller mieux, mais il n’en est pas ainsi. Le responsable de tous les maux n’existe plus, mais les maux n’ont pas disparu.
Il n’y a pas de gouvernements, mais des administrations. La corruption, les scandales personnels se multiplient tandis que le système électoral, qui repose sur la disqualification, laisse entrevoir les luttes cachées pour le pouvoir. Cependant, le véritable pouvoir est économique, parce qu’ailleurs règnent la lenteur et l’inefficacité bureaucratiques.
Des coups d’État ont lieu un peu partout ; les guerres, comme les guérillas, sont incontrôlables et les tyrannies déclarées ne manquent pas qu’on continue à supporter et à dissimuler pour Dieu sait quels intérêts occultes.
La force prédominante est l’atomisation. Les grandes nations, les grands blocs impériaux, et même les petits pays, s’émiettent en territoires infimes qui exigent leur libération au nom de vieilles traditions raciales, ethniques, linguistiques, religieuses, historiques et autres, selon les besoins. En tout cas, personne ne s’entend avec personne, et ce n’est qu’une question de semaines pour que les morceaux issus des séparations s’affrontent entre eux, ou pour qu’on voie surgir en leur propre sein la semence de nouvelles sécessions.
– Sur le plan social, on vit des crises constantes qui affectent les relations humaines à cause de ce même mal de l’atomisation. Un individualisme égoïste se développe qui a besoin du commerce des autres et le fuit tout à la fois.
Ainsi, la famille est détruite, les amitiés n’existent pas ou bien ne durent pas, on donne le nom d’amour à toute impulsion momentanée.
Nos modes de vie sont si sophistiqués qu’ils nous ont rendus plus faibles, plus vulnérables, avec un besoin accru d’une énorme quantité de choses qui, en réalité, ne sont pas si nécessaires. Mais la publicité compte plus que les idées, ou plutôt, faute d’idées, la publicité trouve le champ libre dans les esprits vides.
Le manque de solidarité fait croître le ressentiment et la violence. Le thème de l’insécurité urbaine sonne creux à force de répétition ; le manque de moyens de défense contre les bandes de délinquants, voyous, terroristes et groupes violents de tout acabit, est total. L’assassinat est maintenant un bon commerce et il s’est monté de véritables corporations qui regroupent ceux qui le pratiquent à gages ; mais, devant cela, on ne peut rien faire car la peur paralyse. Ce qui l’emporte : se cacher, se taire et supporter.
L’homme se réfugie tout bonnement où il peut, jusqu’à ce que son refuge cesse d’être efficace et qu’il en sorte à la recherche d’un nouveau.
– Sur le plan moral, on ne peut rien dire au cœur d’une civilisation qui se caractérise par l’immoralité. Les pires vices sont excusés parce que les gens sont désespérés et ont besoin d’une échappatoire … Il faut laisser le champ libre, donc, à la drogue, à l’alcool, à la pornographie … Celui qui vole est dans le besoin et celui qui est volé est coupable de posséder quelque chose dont a besoin celui qui vole. Viols, mauvais traitements, esclavage ? Mieux vaut présenter cela comme des cas isolés, pour ne pas effrayer davantage ceux qui ne savent plus s’ils doivent désavouer ces vices ou s’y associer pour voir ce qu’on ressent.
– La crise économique affecte le monde entier. Individus et pays. Curieusement, tout le monde doit quelque chose à tout le monde, tout le monde a des dettes. À qui devons-nous quelque chose ? Envers qui avons-nous des dettes ? Parallèlement à l’augmentation du chômage, au manque de travail, à la fermeture des frontières pour empêcher les déshérités sans patrie de profiter du peu qui reste en certains endroits de la terre, il existe de grandes fortunes qui grossissent démesurément et font montre du pouvoir qui manque aux gouvernements. La richesse et la misère alternent presque au même endroit.
L’industrie a considérablement progressé et la technologie a travaillé pour favoriser de meilleures conditions de vie. Mais le prix en a été trop élevé.
– Les désastres écologiques remplissent des pages et des pages. Parfois « naturels », comme si la Terre était une machine qui, par moments, se détraque. Parfois provoqués par la maladresse ou l’absence de scrupules des hommes. Dans l’un ou l’autre cas, tant de tremblements de terre et de raz-de-marée, de volcans qui se réveillent d’un sommeil séculaire, de pluies torrentielles avoisinant d’irrémédiables sécheresses et un climat ne correspondant en rien aux saisons traditionnelles, ne manquent pas d’être effrayants.
– Sur la crise religieuse et spirituelle, mieux vaut ne pas émettre d’avis. Les religions ont peu à offrir, et ne sont d’aucun réconfort spirituel pour leurs fidèles ; elles se trouvent embarquées, par contre, dans les plus féroces querelles politiques ; elles luttent pour le pouvoir et pour la domination des consciences avec aussi peu de morale que tous les autres. Certaines religions optent pour le fanatisme ou l’outrance ; d’autres pour la permissivité ; mais ni les unes ni les autres ne peuvent répondre aux besoins spirituels.
Il n’y a rien d’étonnant, alors, dans la prolifération de groupes qui tentent de remplir ces vides. Certains le font sincèrement.
D’autres le font avec moins de bonne foi et davantage avec une vision de « la bonne affaire du moment ». Et à côté des uns et des autres, il y a les détracteurs de tous les groupes qui tirent aussi un bénéfice de leurs critiques impitoyables.
– La culture se caractérise par l’inculture. La Science et l’Art, avec des majuscules, doivent lutter de toutes leurs forces pour trouver une place au milieu de la banale vulgarisation à bon marché et désinformée, ou simplement à la remorque de modes conventionnelles.
On élabore, année après année, de « nouveaux systèmes éducatifs » qui révèlent l’absence de système et le manque d’éducation. Au nom de la liberté de celui qui apprend (et qui ne sait pas encore comment ni dans quel sens exercer sa liberté, étant donné qu’avant tout, il lui faut apprendre), on invente des schémas d’expression libre. Résultat ; on en sait toujours moins, on perd fa valeur du langage et on arrive à ce que bien peu sachent parler et écrire avec suffisamment de finesse, sans compter que personne ne goûte plus la lecture au-delà des magazines et des feuilletons archisimples. Penser est un exercice oublié.
– On remarque déjà : les grands courants migratoires de groupes humains quittant les terres qu’ils occupent depuis longtemps. Ils se mettent en quête de nouveaux horizons ; fondamentalement, de nouveaux endroits où travailler, manger et vivre ou, dans le pire des cas, piller pour survivre.
– La tonalité générale est de grande instabilité. On a fait du changement une vertu, mais le changement lui-même fatigue quand il est à ce point répétitif. Tout est passager et lutter pour l’éphémère ne vaut pas la peine. La passivité ainsi qu’une stérilisation intellectuelle et spirituelle devant la vie prévalent. Peu nombreux sont ceux qui osent agir : les terroristes et les « fous », puisqu’il faut pour l’instant compter parmi les fous tous ceux qui tentent un changement profond et une sortie hors de cette crise médiévale.
Il n’y a ni idéaux ni idéalistes. Autrement dit, Il n’y a pas de vision d’avenir qui soit fondée sur des valeurs plus ou moins stables bien qu’adaptées aux époques, qui permettent de programmer sérieusement une avancée individuelle et de concert.
Il n’y a pas d’idées claires, et même on les craint. Ce qui est clair engage, ce qui est indéfini donne lieu à des interprétations variées. Ce qui est indéfini couvre d’un manteau égalitaire tous ceux qui craignent de s’individualiser dans le bon sens du terme.
Aujourd’hui tous sont individualistes mais ils ne veulent pas être différents.
Que nous reste-t-il, une fois ouvertes les portes de ce nouveau moyen-âge ? La passivité du pessimisme, l’activité effrénée de l’optimisme inconscient ? Ni l’un ni l’autre, croyons-nous.
Tout d’abord, i1 nous faut accepter ce que nous sommes en train de vivre , car il est impossible d’apporter des solutions à ce qu’on nie ou qu’on ignore. Ensuite, reprendre le critère des siècles et savoir que rien n’est définitif ; mais sans attendre le simple écoulement du temps, agir sur la base des enseignements que l’Histoire elle-même nous a fournis. Le classique — ce qui a toujours été valable en dépit des modes détractrices —nous permet d’éclaircir la vue et de couvrir le bruit.
Les traditions tant de fois vilipendées disposent de nombreuses réponses à nos maux. La Philosophie atemporelle, la sagesse éclectique qui a apporté la lumière à tant d’hommes géniaux, reste à la portée de qui veut tourner ses pas vers elle.
Tout fleuve peut se traverser en barque. Le plus grand déluge a donné lieu à une arche salvatrice. Et les moyen-âges sont faits pour cela : servir d’intermède entre une période qui s’en va et une autre qui arrive, entre une rive que nous quittons et une autre à laquelle nous aborderons. Ce qu’il ne faut pas, c’est rester trop longtemps entre les deux, sans savoir, au point de l’oublier, qui nous sommes, d’où nous venons et où nous allons.
Traduit de l’espagnol par Marie-Françoise Touret
Paru dans la revue n°137 de Nouvelle Acropole – mai juin 1994
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