A quoi nous sert la philosophie ?

Auteur: Par Délia STEINBERG GUZMAN

libéré 24-01-2020

Philosophie pratique et à vivre

La philosophie pour apprendre à vivre

Après tant d’années passées à essayer de se convaincre que la philosophie ne sert à rien de pratique et n’a rien à voir avec la vie réelle, on a peine à revenir à l’idée de son utilité.

Il est évident qu’en tant qu’exercice d’acuité mentale, elle n’a pas d’autre intérêt que de développer les “muscles” intellectuels, d’affiler les langues ou les plumes, pour pouvoir s’exprimer ou écrire de manière toujours plus confuse bien qu’apparemment docte. Cette forme de philosophie ne peut nous aider en tant qu’êtres humains.

Mais revenons-en à la précieuse réalité, au côté pratique que nous prétendons accorder à la vie. Qui ne s’est posé des questions durant l’enfance, l’adolescence, la jeunesse, la maturité même, parfois tues pour ne pas laisser paraître de faiblesse ou d’ignorance ? Combien de fois ces interrogations sont-elles restées en suspens dans l’espace des impossibles ? Combien de fois nous sommes-nous torturés à tourner et retourner dans notre tête la question de la naissance et de la mort, de la maladie et de la vieillesse ? Combien de fois avons-nous cherché une réponse à l’existence du monde et à notre présence en son sein ? Combien de fois avons-nous tourné autour de l’idée de Dieu, parfois pour la nier tant elle se révèle complexe, parfois pour la laisser vivre comme un sentiment inexprimable ?

Combien de fois avons-nous eu besoin de la philosophie pour nous aider dans le doute et l’angoisse ?

Nous savons que la philosophie ne sert pas à faire de nous des sages ni à nous donner la clé de tous les mystères de l’univers. Mais nous savons qu’elle nous sert à éclaircir certaines incertitudes, à utiliser notre propre esprit, à nous poser non seulement des questions mais à oser esquisser des réponses. Nous savons que nous ne savons pas, comme le disait bien Socrate, mais c’est pourquoi la philosophie nous met sur la voie de la connaissance. Peu à peu, sans hâte, sans anxiété, en acceptant l’infinie variété de choses qui nous préoccupent et en nous réjouissant des petites certitudes que nous acquérons.

La philosophie sert à vivre. C’est un art bien difficile dont personne ne s’occupe, et dont personne ne semble connaître la technique. Simplement nous venons à la vie et nous laissons l’instinct dicter les règles du jeu, ou bien nous les déformons en fonction de points de vue temporels déterminés. Mais Vivre, avec une majuscule, est autre chose. C’est savoir qui nous sommes, que nous ne sommes pas les seuls, que les épreuves et les difficultés, pour douloureuses qu’elles nous paraissent, ne sont que des marches pour apprendre à nous débrouiller par nos propres moyens. C’est pressentir d’où nous venons et pressentir également que nous allons vers un autre espace-temps, bien que ce ne soit pas celui que nous connaissons en ce moment même ; c’est concevoir un fil de cohérence que l’on peut appeler – si l’on veut – éternité.

La philosophie sert à donner son prix à la vie et pas seulement à se laisser porter par elle. Elle sert à donner leur prix à tous les êtres vivants et pas seulement aux humains. Elle sert à regarder le ciel et la terre, pour atteindre au fond de la terre et percer les profondeurs du ciel, pour voir autour de soi, pour sentir, pour penser. Pour être des philosophes conscients de leurs questions et de leurs réponses, pas définitives, mais orientées vers une compréhension progressive de la Vérité.

Personne ne va nous payer pour cela ; nous ne gagnerons pas notre vie sur le plan économique de cette façon-là, mais nous gagnerons le savoir vivre et serons suffisamment payés de notre propre sécurité intérieure.

Qui a besoin de la philosophie ?

Tous. La philosophie n’est pas la propriété de ceux qui sont capables d’échafauder des théories plus ou moins bien exposées, en maniant un langage qui n’est généralement pas accessible à ceux qui n’ont pas fait d’études spécifiques.

La philosophie, en tant que façon de vivre, en tant que souci de recherche de la connaissance, est pour tous, et tous ont besoin de cette possibilité de s’interroger librement sur les divers aspects de l’être et du monde. S’interroger est une façon de vivre. Chercher des réponses est une manière de vivre. Et si, une fois trouvées des réponses de base qui s’adaptent à nos besoins, nous pouvons les appliquer quotidiennement, c’est mieux. C’est cela qui fait de nous tous des philosophes, et non les titres académiques qui, s’ils garantissent qu’on a suivi un cursus universitaire, n’attestent nullement qu’on a appris à penser et à vivre.

On ne peut non plus faire valoir que la philosophie est une occupation propre aux adultes. En tant qu’expression vitale, elle se manifeste chez les enfants et leurs premiers “pourquoi ?”, et chez les jeunes pleins d’inconnues et d’étonnement devant leur propre développement et un environnement qui oscille pour eux entre l’attractif et le déconcertant.

La preuve de cette polyvalence de la philosophie se trouve dans le succès remporté par Le monde de Sophie, de Jostein Gaarder, qui a occupé durant quarante semaines consécutives – du moins en Espagne – la première place dans les ventes de livres. Et le plus curieux et le plus gratifiant dans l’affaire est que les plus passionnés par cette œuvre sont les adolescents et les jeunes : ils se retrouvent dans ce récit romancé de la quête mystérieuse de vérités qui intéressent tout un chacun.

Peut-être, comme le déclare l’auteur lui-même, ce roman a-t-il refusé les énoncés exagérément sérieux des doctrines philosophiques, ou le langage obscur employé par certains penseurs et philosophes. Et là se trouve la clé de son succès : pouvoir répondre à une demande de façon simple et utile, comme seule peut le faire la philosophie.

“Qui es-tu ? D’où vient le monde ?” Qui ne veut une réponse qui le pousse à continuer sa recherche dans ces domaines ?

Traduit de l’espagnol par Marie-Françoise Touret

Extrait d’un article paru dans la revue Acropolis n°146 (avril 1996) et dans revue N° 150 (mars 1997)

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